L'année 1914 à Cabourg

par Jean-Paul Henriet

En 1914, Cabourg est une cité balnéaire en plein développement.

Depuis 60 ans déjà, son destin a basculé : de modeste village de pêcheurs et de dentellières, l’achat puis l’aménagement par des investisseurs parisiens des dune littorales longeant la magnifique plage de sable fin coquillier ont permis la construction d’une véritable ville en forme d’hémicycle ou plutôt de théâtre romain, caractéristique urbanistique unique en Europe. Les dunes ont été aplanies. Les rues et les avenues ont été tracées. Le succès a été immédiat. De belles villas de style anglo-normand avec souvent des dépendances (écuries notamment), des hôtels, un casino, des commerces… sont rapidement sortis des dunes

En un peu plus d’un demi-siècle, le petit village pauvre et inconnu de Cabourg s’est transformé en une cité balnéaire de renom qui attire une population de « villégiaturistes » venus pour l’essentiel de Paris : aristocrates, nobles, hommes de lettres, « nouveaux riches » issus pour beaucoup de la bourgeoisie aisée née du Second Empire. Parmi les estivants, on compte aussi nombre de directeurs de théâtres, de journalistes, d’hommes politiques… Le Président de la République Raymond Poincaré possède lui-même une villa en plein cœur de Cabourg.

 

L’excellente desserte ferroviaire vers Paris soit par Mézidon (depuis 1878) soit par Trouville (1884) et vers Caen (petit Decauville en 1893) facilite grandement la venue des touristes.

 

Ce dynamisme immobilier et touristique a entraîné le doublement de la population entre 1850 et 1914 avec presque 2.000 habitants à l’année. Des entreprises nouvelles sont apparues pour assurer la construction et l’entretien des villas : maçonnerie, charpente, menuiserie, couverture, peinture, entretien des  jardins, services… Elles ont besoin d’une main d’œuvre abondante qui attire de nouveaux habitants en recherche d’emplois. En 1914, il y a presque autant de résidences secondaires que de maisons habitées à l’année.

Dans un contexte d’expansion économique et de préparation des loisirs de l’été, les premiers mois de l’année 1914 se passent dans l’indifférence générale des tensions internationales.

 

Jusqu’à la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, le 3 août 1914, sept réunions du conseil municipal (24 janvier, 22 février, 16 mars, 29 mai, 16 juin, 27 juin et 28 juillet) sont convoquées par le maire, Charles Bertrand, avec pour l’essentiel des délibérations ayant pour objet des aménagements de voirie : empierrements, trottoirs, caniveaux, éclairage public, égouts, goudronnage…

 

Lors de la réunion du 27 juin, le Conseil vote le budget 1914 tourné vers l’investissement et les équipements.

 

Le mois de juillet connaît une bonne fréquentation estivale dans l’insouciance générale.

1914 Grand Hôtel 10 jours avant la déclaration de guerre (Collection privée Jean-Paul Henriet–Tous droits réservés)

Le 28 juillet, un mois jour pour jour après l’assassinat, à Sarajevo, de François-Ferdinand de Habsbourg, archiduc héritier de l’empire austro-hongrois, les conseillers décident de recourir à un emprunt de 193.000 francs, somme considérable, pour construire… des trottoirs et des caniveaux dans la ville ! Nous sommes pourtant à six jours de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France…

 

La mobilisation générale, décrétée le 1er août suite à la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie, et le départ des hommes en état de combattre vont fortement et dramatiquement « réveiller » l’insouciance des Cabourgeais. Certes chacun est persuadé que « nos soldats seront à Berlin dans six semaines et de retour dans leurs foyers dans deux mois ».

 

En août, les hôtels restent ouverts et fonctionnels mais sans bals ni sans jeux au casino. De plus, les chemins de fer étant réquisitionnés, les déplacements sont difficiles et incertains pour les voyageurs. Dès lors, les « villégiaturistes » et les touristes se font beaucoup plus rares.

 

Et puis les événements militaires font vite générer une inquiétude grandissante puis un profond désarroi dans la population Cabourgeaise avec, d’une part, l’afflux de nombreux réfugiés fuyant les zones des combats du nord et du nord-est de la France, d’autre part le recul généralisé de nos troupes avec comme conséquence Paris très fortement menacé. Après la géniale manœuvre de la Marne, la guerre de position, la guerre de tranchées va s’installer pour… quatre longues, très longues années !

 

L’annonce des « Morts au Champ d’Honneur », au front ou des suites de blessures, souvent atroces, apporte la consternation dans des familles éplorées. La nouvelle est d’autant plus tragique que le deuil est plus difficile, les corps étant enterrés sur place, près des zones de combats. Le premier soldat inhumé à Cabourg ne le sera que le 2 avril 1915 (Emile Martin, cavalier au 32ème territorial de Dragons, décédé à l'hôpital militaire de Versailles des suites de blessures. M. Jacquette, Adjoint, précisera dans son émouvant discours au cimetière : « C'est le premier enfant de Cabourg, victime de la guerre, que nous accompagnons aujourd'hui à sa dernière demeure : sa famille aura la consolation suprême de pouvoir venir prier sur sa tombe ; consolation que beaucoup d'autres n'auront pas »). A Cabourg, on comptera 9 morts au Champ d’Honneur en 1914 (19 en 1915) sans parler des disparus (14 durant l’ensemble du conflit).

 

Le 29 août 1914, le Maire donne lecture au conseil municipal d'une lettre du Préfet précisant «  qu'en présence des circonstances actuelles, et étant donné que les établissements de crédit ont suspendu leurs prêts, il serait utile d'ajourner à des temps meilleurs les travaux à entreprendre en tant du moins qu'ils concernent l'établissement de trottoirs, ouvrages d'embellissement, afin de ne pas grever, en ces moments, les contribuables d'une charge extraordinaire très lourde et de ne pas créer, en plus sur les riverains, une contribution représentant une participation d'environ 60.000 francs ». Les conseillers adoptent bien sûr cette délibération. C’est plus raisonnable !

 
Jean Markens opérant au Casino de Cabourg Octobre 1914

Mi-septembre, le Casino est fermé pour accueillir l’hôpital temporaire n° 40 de Cabourg dirigé par le Médecin-Chef belge Jean Markens. Le Grand Hôtel connaîtra le même sort (le rez-de-chaussée et les deux premiers étages, les autres restant libres) peu après.

 

Malgré les événements, le 3 septembre 1914, Marcel Proust, le plus grand romancier de langue française du XXème siècle, revient dans son cher Grand Hôtel pour la huitième année consécutive mais pour la dernière. Il s’y sent si bien ! Il y restera jusqu’à la mi-octobre. Il rapporte dans une lettre à Madame de Madrazo l’épisode plein d’humour suivant : « Un jour j’apportais des jeux de dames aux noirs de l’hôpital temporaire, Sénégalais et Marocains, qui aiment beaucoup ce jeu. Une dame très bête vint regarder ces noirs comme des bêtes curieuses et dit à l’un d’eux : « Bonjour négro », ce qui le froissa horriblement. Il répondit : « Moi négro mais toi chameau ! ». Quand j’eus apporté aux blessés une soixantaine de jeux de carte, ils se plaignaient qu’il n’y avait pas de jeux de poker ! Je revins avec les jeux en question. Et alors ils se plaignaient qu’on ne pouvait pas jouer au bridge ! ».

 

Fin 1914, le conseil municipal ne se réunit que deux fois, les 17 octobre (délibération pour l’entretien des chaussées) et 14 novembre (établissement d'un poste téléphonique dans chaque brigade de gendarmerie du département. « Cette amélioration, appelée à décharger le Service télégraphique, doit avoir actuellement comme dans l'avenir les plus sérieux avantages en ce qui concerne la bonne marche du Service, la prompte exécution des ordres ainsi que la répression immédiate des délits »).

 

La Grande Guerre ne faisait  hélas que commencer en 1914. L’année 1915 sera beaucoup plus douloureuse pour les Cabourgeais comme pour les Français et… les Allemands. Personne n’aurait alors imaginé que quatre années terribles devaient suivre…

 

(Photos Collection privée Jean-Paul Henriet – Tous droits réservés)