Proust and Co ou les lecteurs intermédiaires.
Je voudrais tout d'abord remercier le Cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec en particulier Monsieur Laurent Fraisse et Madame Le Roux, de m'avoir invitée à venir
parler ici aujourd'hui de Marcel Proust . Non point de Marcel Proust tout seul, mais de Proust et compagnie car je me propose de vérifier avec vous si, entre l'image d'Epinal de l'auteur
romantique, enfermé dans sa chambre, seul au milieu des tempêtes de la création littéraire d'un côté, et la "mort de l'auteur" annoncée par Roland Barthes dans les années 60, au
profit de l'oeuvre collective recréée chaque fois qu'elle est lue, il n'y pas place pour un entre deux qui serait précisément le "nouvel écrivain" à la recherche duquel s'est lancé Marcel
Proust- et qui n'était, finalement autre que lui-même.
Cette causerie sera divisée en trois parties: Avant la Recherche , les collaborations choisies (c'est à dire 1908 car il y a un décalage entre temps de l'écriture et temps de la
publication - 1913, comme vous le savez, pour Du côté de chez Swann) puis la collaboration imposée : le cas Guermantes 1914-1920 et enfin la collaboration posthume ou l'affaire
Albertine après la mort de Proust.
Co signifiant " avec "est un mot clé dans le cas de Proust. Comme beaucoup de jeunes étudiants de son époque, c'est avec des amis de lycée qu'il élabore plusieurs de ses textes de débutant et
participe à la rédaction d' articles pour diverses revues. Qu'il suffise de citer parmi les écrits de jeunesse le roman épistolaire entrepris avec Fernand Gregh, Daniel Halévy et Robert de Flers en
1891 à Trouville sur le modèle de La Croix de Berny, composé à quatre mains par Mme Emile de Girardin, Théophile Gautier, Jules Sandeau et Joseph Méry .
Historiquement, Marcel Proust se trouve à une sorte de carrefour technologique entre manuscrit et tapuscrit. Il ne sait pas, bien sur, taper à la machine et doit confier ses textes écrits à la
main à divers dactylographes professionnels ou occasionnels qui, tous et toutes, auront les pires difficultés à déchiffrer son écriture - car, fait remarquer Proust " chaque
personne même la plus humble a sous sa dépendance ces petits êtres familiers à la fois vivants et couchés dans une espèce d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que lui
seul possède". Celle de Proust est souvent difficilement déchiffrable. D'où la multiplication des erreurs dans les versions imprimées, erreurs qui s'accumuleront à cause de circonstances
particulières de composition parfois extérieures à la production du texte lui-même. Par exemple, en 1919, Proust se plaindra auprès de Paul Souday à propos des placards du Côté de
Guermantes : "La guerre m'a empêché d'avoir des épreuves, la maladie m'empêche maintenant de les corriger." De son premier livre imprimé Les Plaisirs et les jours, au dernier corrigé sur épreuves, La
Prisonnière, Proust devra compter avec les alea du travail de collaboration qui va de pair et varie avec la publication d'un ouvrage à une certaine époque. Les contraintes, cependant, sont
communes à tous ceux qui souhaitent publier. Dès 1912 Proust fait remarquer à Louis de Robert: " vous devez être comme moi, ce qui est notre métier nous semble facile, mais faire
paraître, obtenir d'un éditeur, cela semble des taches écrasantes. Ces volumes, cela a été si facile de les écrire, et dans la difficulté plus agréable encore. Mais comme ce sera difficile de
les faire imprimer." (Correspondance de Marcel Proust, éditée par Philip Kolb, Plon, XI, 325). Il ne croyait pas si bien dire mais pour une autre raison: sa méthode de composition par "ajoutages",
qui entraînait des coûts de production insupportables pour ses éditeurs.
I Avant la Recherche: Les collaborations choisies
En effet Publié en 1896 Les Plaisirs et les jours, a été basé sur des textes manuscrits puis dactylographiés, dont certains ont déjà paru dans des revues. Le recueil, produit en collaboration
avec Madeleine Lemaire pour les illustrations, Reynaldo Hahn pour la partie musicale et préfacé par Anatole France, est un bel exemple de "livre illustré" en vogue au tournant du XIXe siècle.
Proust , étiqueté alors "jeune poète"ne se fait, , à l'époque, aucune illusion sur la raison pour lesquelles le livre se vendra.. Dans une lettre à Robert de Billy, du 5 novembre 1893, il
lui demande conseil pour la dédicace de ce livres Plaisirs et les jours à Edgar Aubert et Willie Heath, qui ont disparu. Et il explique: " Mme Lemaire va illustrer ce petit
livre. Aussi va t il courir dans bien des bibliothèques d'écrivains, d'artistes de gens considérables de partout qui l'auraient ignorée sans cela et et ne le garderont que pour les
illustrations"> (I, 247). Illustrations qu'il lui faudra attendre puisqu'en novembre 1895, il se plaint auprès de Reynaldo Hahn : "La maison Calmann regrette bien de ne pas avoir ce qui est
déjà fait pour commencer" tandis que Madame Lemaire écrit à ces mêmes éditions " Me voici installée àa la campagne et toute disposée à terminer l' illustration du livre de Marcel Proust.
Veuillez dès que vous le pourrez me le faire adresser au complet et imprimée à la machine. (I, 441 note 2). Le ton monte en décembre et laissez moi partager avec vous un passage de cette lettre de
Proust à Monsieur Jean Hubert, chef de fabrication des éditions Calmann Lévy: qui est la première
"Depuis que vous avez eu la malheureuse idée (pardonnez moi ce qui est [dit] en riant)d'une longue série de la même sorte de lettres qui seront adressées à Grasset pour du Cote de chez Swann
puis a Gaston Gallimard pour la suite (I 454). de conseiller à Mme Lemaire de faire de nouveaux en-tête, elle en a sans doute conclu avec une logique toute féminine, que rien ne
pressait plus, et après avoir fait le tiers d'un en-tête elle a commandé pour je ne sais quand des modèles pour continuer des en-têtes à figures, ce qui peut durer un an ou deux, et sans plus
s'occuper du livre auquel elle travaille à des aquarelles tantôt pour Benguet, tantiot pour Boussod. Vous seriez bien gentil de lui écrire en lui disant : "Madame, voici les dernières limites
dépassées, si vous ne m'envoyez pas le tout, nous ne pourrons plus paraître cette année, ou du moins je n'en réponds plus , car si nous sommes prêts quand la saison est finie, il vaudra mieux
remettre à l'autre année. S'il vous reste quelques hors textes à faire, certainement dépêchez-vous de les faire, mais envoyez toujours le reste du livre, sans cela nous n'aurons plus le temps d 'être
prêts. Sur vos cinquante petits dessins nous en trouverons bien à distribuer à peu près également les en-tête, puisque n ayant pas de sujets déterminés, ils iront aussi bien ici que là."
(I,454).
Cette lettre est la première d'une longue série de la même eau que Proust enverra à ses éditeurs, Grasset pour Du côté de chez Swann en 1913 puis Gaston Gallimard par la suite. Essayant désespérément
de garder une forme de contrôle sur son texte, il se plaindra essentiellement de trois choses: Proust se plaindra essentiellement de deux choses auprès de ses éditeurs: retards dans la
fabrication, coupures de passages qu'il estime " capitalissimes" et découpage arbitraire de son livre pour des raisons commerciales. C'est pourquoi il quittera Grasset qui l'avait publié à
compte d'auteur quand personne ne voulait de son Temps perdu, l'obligeant à le diviser en deux volumes à cause de sa longueur inhabituelle et du coût élevé de l'impression du texte. Après avoir
longtemps tergiversé sur le choix d'un titre et indiqué à son éditeur en mai 1913 que son livre s'appellerait finalement A la recherché du temps perdu et comporterait deux volumes I
Du côté de chez Swann II Le Côté de Guermantes, Proust proteste en juillet de la même année :"Je vais être obligé de reporter au commencement du deuxième volume ce que je croyais la fin de
celui ci (une bonne dizaine de placards). Mais vous êtes vous même trop un artiste pour ne pas comprendre qu'une fin n est pas une simple terminaison, et que je ne peux pas couper cela
aussi facilement qu'une motte de beurre. Cela demande réflexion et arrangement. Dès que j'aurai pu trouver comment finir, c'est a dire prochainement, dans quelques jours, je vous enverrai les
premières et secondes épreuves. (XII, 233).
Ce sera la même histoire, en pire, pour la publication de la suite d'A la recherché du temps perdu, comme le montre la correspondance entre Proust et Jacques Rivière éditeur à la NRF, sur
laquelle nous reviendrons pour le cas Guermantes. Mais retournons en arrière.
Finalement en avril 1896 Proust a accès aux épreuves de son ouvrage sur lesquelles le titre original Le Chateau du Reveillon -demeure de Madeleine Lemaire dans la Marne- est remplacé par
Les Plaisirs et les jours en référence à Hésiode Les travaux et les jours . Le livre sortira le 12 juin 1896 et Proust aura eu le temps d'en écarter quelques textes en particulier
Avant la nuit et L' Indifférent publiés séparément. Certains ont supposé que c' était pour ne pas déplaire à sa mère qui aurait pu s'offenser du sujet traité dans le premier cas. D'autres qu'il
a gardé en réserve l'histoire de Madeleine de Gouvres qui porte des catleyas, tombe amoureuse d'un certain Lepré "gentil mais insignifiant" parce qu'il ressemble à un
portrait Louis XIII pour la retravailler en inversant les rôles et en faire plus tard "Un amour de Swann". Notons que Proust a perdu son grand oncle Louis Weil le 10 mai
et que le 30 juin disparaîtra son grand-père Nathé Weil. . Entre temps paraît les Plaisirs et les jours. Les critiques seront mitigées, louant principalement la diversité de
l'ouvrage.
Quelle que soit la raison du changement, deuil intime ou réaction professionnelle aux difficultés de la collaboration, Proust sera en rupture avec sa précédente démarche avec
l'histoire de Jean Santeuil ce "livre qui n'a jamais été fait mais récolté" composé entre 1896 et 1899, oeuvre secréte, solitaire et sans titre, qui restera à l'état de
manuscrit jusqu' à ce qu'en 1952, Bernard de Fallois , qui l'a découvert,, décide de le publier en trois volumes. En 1971, les éditeurs de la première Pléïade Pierre Clarac en
André Ferré - qui mourut à la tache, et sera remplacé par Yves Sandre- proposent de "faire connaître [ Jean Santeuil ]dans l'état d'inachèvement où Proust l'a laissé." Vous voyez
que se pose clairement la question du texte posthume et des interventions d'éditeurs, collaborateurs non choisis par l'auteur cette fois, question qui reparaitra avec acuité dans ce qu'on pourrait
appeler l'affaire Albertine que nous examinerons tout à l'heure après un détour par l'affaire .Guermantes.
A la fin du XIX siècle, Proust ne confie qu'à ses intimes les progrès de son écriture . A Reynbaldo Hahn le 4 septembre 1896 : "Hier j'ai fait la
pagination des 90 premières pages de mon roman" (II,118) et le 16 du même mois, le 16 septembre à sa mère: " si je ne peux pas dire que j'aie encore
travaillé à mon roman dans le sens d'être absorbé par lui de le concevoir d'ensemble depuis le jour (quelques jours savant ton départ) le Cahier que j'ai acheté et qui ne représente pas tout ce
que j'ai fait puisqu' avant je travaillais sur des feuilles volantes- ce cahier est fini et il a 110 pages grandes. "(II,124). Soulignons que c' est dans cette oeuvre
manuscrite fragmentaire, abandonnée au profit d'un travail de traduction de John Ruskin que Proust pose une interrogation fondamentale qu' il théorisera en écrivant quelques années
plus tard contre Sainte-Beuve, et résoudra en écrivant la Recherche: "quels sont les rapports secrets, les métamorphoses nécessaires qui existent entre la vie d'un écrivain et son
oeuvre, entre la réalité et l'art?" Ce sera un des thèmes principaux de la Recherche, incarné dans les personnages d'artistes qui servent de modèles au narrateur: Bergotte pour la
littérature, Vinteuil pour la musique, Elstir pour la peinture. Viendra plus tard la question de "la forme d'art" sur laquelle Proust se tourmente encore en 1908: "Faut il en faire un roman,
une étude philosophique[…] Suis je romancier? "
Ce je là, issu du Jean de Jean Santeuil, ce je "auctorial" qui prêtera sa voix au Marcel de la Recherche, se débarrassera des collaborations choisies précédemment en amont des oeuvres en train de se
faire et ne collaborera plus qu'en aval avec des professionnels: typographes, éditeurs, et imprimeurs avec lesquels, d'ailleurs il aura d'autres mailles à partir.
Ce n'est sans doute pas par hasard si, fin 1899, Proust confie à celle qui sera sa dernière collaboratrice choisie en amont, Marie Nordlinger, petite cousine de Reynaldo Hahn, sa frustration de ne
pas aboutir : "Je travaille depuis très longtemps à un ouvrage de longue haleine, mais sans rien achever. Et il y a des moments où je me demande si je ne ressemble pas au mari de Dorothée Brook
dans Middlemarch et si je n'amasse pas des ruines. Depuis une quinzaine de jours je m'occupe à un petit travail absolument différent de ce que je fais généralement , à propos de Ruskin et des
cathédrales. (II, 377).
Ce "petit travail" deviendra grand puisque la traduction des oeuvres de Ruskin occupera Proust pendant les cinq années suivantes. Sa connaissance de l'anglais étant limitée, il hésite entre plusieurs
collaborateurs possibles pour traduire la Bible d'Amiens (1903) comme l'indique sa correspondance et s'il fait confiance à sa mère,ainsi que l'a bien montré Evelyne Bloch Dano dans son Madame Proust,
il demande conseil sur des points de détail à Antoine Bibesco, Robert d'Humières, et d'autres. Le concours de Marie Nordlinger lui sera précieux pour traduire Sésame et les lys (1906),
que beaucoup lisent aujourd'hui pour sa préface sur la lecture et ses notes davantage que pour le texte de Ruskin lui-même. Proust a pris conscience des limites de la pensée
ruskinienne sur l'esthétique dans le post scriptum à la Bible d'Amiens qui dénonce l'idolâtrie dont il est lui-même coupable. A l'automne 1904 il avertit sa collaboratrice à propos d'un
projet de traduction du Repos de Saint Marc: "Je crois que je refuserai car sans cela je mourrai sans avoir rien écrit de moi". Ce qui est peut être le plus remarquable est que Proust, à
l'occasion du travail de traduction, a mis en place un système de cahiers, imparfait certes, mais précurseur du support matériel qui sera celui de la Recherche. Le passage de la feuille volante au
cahier, esquissé avec Jean Santeuil, connait des débuts difficiles. Jugez en. Le 27 mai 1904 Proust écrit, enthousiaste, à Marie Nordlinger: "Notre Sésame paraîtra dans les Arts de
la Vie des qu'il sera prêt, mais quand le sera t il? Je le refais de fond en comble! Je n'ai pas demandé combien nous serons payés mais je pense que cela ne sera pas trop mal pour
cette Revue. Imaginez vous que j'ai retrouvé tous mes cahiers (six cahiers) de Sésame et les lys. Par pur hasard. Ce qui m'avait empêché de les retrouver est ceci: Je disais à tout le monde: cherchez
des cahiers verts. Or les trois premiers, ceux que nous avions, étaient bien verts. Mais les trois suivants étaient jaunes! Voyant des cahiers qui n'étaient pas verts, on ne regardait
même pas!" (IV, 133).
Si Proust s'embrouille dans six cahiers, imaginez ce que ce sera pour les soixante quinze qui nous restent et dans lesquels seront consignés le Contre Sainte Beuve et la Recherche! Pour
ce qui est d'A la recherche du temps perdu, les choses se compliqueront encore davantage, les strates d'interventions se superposent, puisque nous sommes en présence de cahiers de brouillon, parfois
concomitants avec des cahiers de mises au net par Proust lui-même, suivis de dactylographies par différentes personnes dont la plus connue est Miss Hayward, suivies de placards, jeux d'épreuves, que
corrigera Proust, ce champion du copié collé longtemps avant que ne soit inventé l'ordinateur. La petite main sera, après 1914, Céleste Albaret, collaboratrice fidèle à l'auteur et au texte,
qui s'applique à ne rien perdre de la moindre "paperole" mais ne peut pas contrôler l'effarement de l'imprimeur devant des ajouts manuscrits sur des tapuscrits déjà surchargés.
Il ne faut pas minimiser les rôles des collaboratrices - la mère de Proust, Céleste Albaret. Mais il ne faut pas l'exagérer non plus.
Au commencement, l'auteur, ses cahiers et sa plume Sergent Major, la production manuscrite du texte. . Exemple Jean Santeuil . A l'autre extrême, le texte imprimé passé par les diverses phases de
transformation dont j'ai parlé et de multiples lecteurs intermédiaires sans oublier les éditeurs qui, dans le cas de la Recherche n'ont qu'un verbe à la bouche : COUPEZ! comme le déplore Marcel
Proust, gémissant dès 1913: "Je suis comme quelqu'un qui a une tapisserie trop grande pour les appartements actuels et qui a été obligé de la couper."
II Le cas Guermantes
Rappelons que la publication du Côté de Guermantes, prévue chez Grasset
en 1914, comme second volume de la Recherche , ne se fera qu'en 1920
à la Nouvelle Revue Française. Entre temps la guerre a éclaté, Alfred
Agostinelli le secrétaire chauffeur etc… de Proust est mort.
Surtout le cycle Albertine et la majeure partie de Sodome et Gomorrhe ont été rajoutés au plan initial du roman. Autant dire que celui ci se gonfle et craque de toutes parts. Ce qui amène à
faire glisser Guermantes en troisième position après A l'ombre des jeunes fille en fleurs, qui obtient comme vous le savez le prix Goncourt en 1919. Joli coup pour Gaston Gallimard
qui se console comme il peut de sa difficile collaboration avec son exigeant auteur, auquel il impose tout de même de publier Guermantes en deux parties après "l'édition la plus sabotée qui puisse se
voir "d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs" selon les mots de Proust, furieux.
"Cher ami et éditeur, vous paraissez me reprocher mon système de retouches. Je reconnais qu'il complique tout […] Mais quand vous m'avez demandé de quitter Grasset pour venir chez vous , vous le
connaissiez, car vous êtes venu avec Copeau qui devant les épreuves remaniées de Grasset s'est écrié: "Mais c'est un nouveau livre!" Je m'excuse auprès de vous de deux façons, la première,
c'est en disant que toute qualité morale a pour fonction une différence matérielle. Puisque vous avez la bonté de trouver dans mes livres quelque chose d'un peu riche qui vous plait, dites vous
que cela est dû précisément à cette "sur-nourriture" que je leur réinfuse en vivant, ce qui matériellement se traduit par ces ajoutages." (XVIII, 226)
Occupé qu'il est à continuer d'ajouter, Proust ne relira pas attentivement les épreuves de son Guermantes et laissera passer des omissions entre les couches de texte, qui perdureront jusque
dans l'édition des années 50 et ne seront corrigées que dans les années 80. Je vous donne trois exemples :
- Oubli d'une phrase présente dans le manuscrit (cahier 44 , 228), donc par le dactylographe, qui ne paraît pas sur les placards, quand le narrateur rencontre Madame de Guermantes à la soirée Villeparisis:
"Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle, comme si ce fût une nouvelle qu'elle m'eût apprise et comme si moi je ne la voyais pas. Vous êtes comme moi, vous aimez les promenades du matin.
Ca fait beaucoup de bien à la santé."
- Omission d'un mot manuscrit et dactylographié dans les deuxièmes épreuves :
L'adjectif exagéré (145) (cahier 44, 229) qualifiant le rire de la Duchesse:
"Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort exagéré comme d'un sourire qu'on ravale."
- Plus problématique, la leçon différente que retient chaque éditeur - collaborateur a posteriori- d'un même passage. Dans l'épisode des poiriers en fleurs par exemple, lorsque le narrateur reconnaît en la maîtresse de son ami Saint-Loup "Rachel quand du Seigneur" et médite sur la puissance de l'imagination, trois versions co-existent:
"Ces arbustes que j'avais vus dans le jardin en les prenant pour de charmantes étrangères (NRF) / des dieux étrangers (Pléïade)/de rieuses étrangères (GF), ne m' étais je pas trompé comme Madeleine,
quand, dans un autre jardin, un jour dont l'anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et "crut que c'était le jardinier?"
Il s'agit d'un ajout autographe, par Proust, à la dactylographie. L'imprimeur de Grasset imprime "dieux etrangères" sur le placard 17. Les deuxièmes épreuves non rectifiées par
Proust portent "dieux étrangers". Qu'est ce qui fait autorité dans ce cas? Le texte manuscrit? Les dernières épreuves non corrigées?
Je pourrais multiplier les exemples de confusion de mots dans le texte
Guermantes - par exemple "les toits en poudrières" à la place de "poivrières", erreur qui reflète peu- être l'inconscient du typographe mais certainement pas pas celui de l'auteur. Les éditions
des années 80,vont remédier à cette situation dans la plupart des cas mais provoquer une polémique à propos de la publication des posthumes et de ce qui fait l'autorité du texte lui-même
- non pas à partir d' un détail mais à grande échelle puisqu on parle de la suppression de 250 pages, d'un changement de titre définitif et d'un état d'inachèvement réel de la
Recherche. Livre paradoxal car à la fois "fini" puisque Céleste Albaret en a témoigné et que nous avons, manuscrit, le mot FIN après la dernière phrase du Temps retrouvé dans le cahier XX mais
inachevé à cause d'une longue
suppression in extremis. D'où l'affaire Albertine ou..
III Les collaborations posthumes
Alors que dans les années 80, le texte publié de Proust tombait dans le domaine public, et que deux éditions étaient en cours de préparation, l'une dirigée par Jean Milly pour
Garnier-Flammarion, l'autre par Jean-Yves Tadié pour les éditions Gallimard, fut retrouvée en 1986, comme l'explique Claude Mauriac dans L'oncle Marcel (Le Temps immobile X 1988), une
dactylographie corrigée de la suite de La Prisonnière. On sait que début juillet 1922 Proust hésite sur le titre à donner après avoir écarté La Fugitive parce que écrit-il à Gaston
Gallimard :"Madame de Brimont vient de traduire un livre de Tagore sous le titre la Fugitive.
Donc pas de Fugitive ce qui ferait des malentendus. Et du moment que pas de Fugitive, pas de Prisonnière qui s'opposait nettement" ( XXI, 332)
Cette décision sera respectée par Robert Proust, frère de Marcel, et Jacques Rivière éditeur à la NRF, qui prendront le titre Albertine disparue pour l'édition posthume dans la
collection blanche en 1925.
En revanche les éditeurs de la première Pléïade dans les années 50, Clarac et Ferré, n'ayant point accès à tous les documents, reprendront comme titre la Fugitive, abandonné par la
deuxième Pléïade des années 80 au profit d'Albertine disparue. Mais il faut comprendre que sous un même titre les éditions varient de contenu à cause de la découverte d'une
dactylographie corrigée, qui a conduit Nathalie Mauriac à proposer une Albertine disparue version courte, parue chez Grasset en 1987 et mettant la communauté des lecteurs de Proust en émoi,
confrontés qu'ils sont alors à la réalité de l'état du texte de la Recherche au moment de la mort de Proust. En effet, qu'est-ce qui fait autorité? Le texte procuré par Robert Proust qui donne
à Gaston Gallimard via Jacques Rivière et autres éditeurs une dactylographie non corrigée mais pas les manuscrits pour "finir" tant bien que mal la publication d'A la recherche du temps perdu une
fois Marcel Proust disparu en novembre 1922? Un peu sa faute, il faut le dire, puisque il avait écrit dès janvier 1917 à Mme Lemarié:
"J'ai pris la précaution d'expliquer à ma femme de chambre où sont mes cahiers manuscrits. De sorte que si je disparaissais le "mort
saisirait le vif", et Gaston Gallimard une fois guéri saurait où trouver de moi l'essentiel, c'est-à- dire mon livre, qu'il pourrait faire paraître sans moi mais en avertissant alors que ce
n'est qu'un brouillon "( XIX, 761).
Les intentions de Proust sont claires. Son livre DOIT paraître même après sa mort et il s'en remet à son éditeur pour avoir l'honnêteté d'avertir les lecteurs "que ce n'est qu'un
brouillon". En 1922 publier un brouillon n'est pas dans les pratiques éditoriales des maisons d'édition. Pour La Prisonnière, existe la dactylographie corrigée fin octobre
1922. Mais la suite? Elle sera contrôlée par Robert Proust
qui devra travailler avec Jean Paulhan après la mort de Jacques Rivière en 1925.
Celui ci avait passé la main à un autre éditeur, Gabriel Marcel. D'où une aimable confusion "Vu par par Marcel" ne signifie plus vu par Marcel Proust mais "Vu par Gabriel
Marcel". Gallimard et ses éditeurs se désolent lorsque arrive le moment d'une édition des oeuvres complètes de Marcel Proust en 1931 et supplient Robert Proust le 3 juin :"Nous vous
demandons instamment de nous permettre de travailler sous votre contrôle sur le manuscrit original pour établir le
texte critique d' ALBERTINE DISPARUE." (Robert Proust et la Nouvelle Revue Française, édité par Nathalie Mauriac Dyer, 1999, 141).
Robert Proust refusera alléguant " c 'est à mon avis le texte de la première édition d'Albertine disparue qui doit être conservé puisqu' il résulte directement du manuscrit et de la
dactylographie que mon frère avait fait avant sa mort et je me suis interdit d'y faire aucune modification. (143). Ce qui n'est pas tout à fait exact puisque, selon Nathalie Mauriac
Dyer, "pour pallier les répétitions et les contradictions narratives, il n'hésite pas à supprimer ou déplacer des passages, effaçant ainsi ce que Jacques Rivière appelle tel "mauvais pli
du texte de Marcel". (16).
Il faudra attendre la fin des années 80 pour comprendre pourquoi la dernière version corrigée par l'auteur avait été occultée: c'est que Marcel Proust avait supprimé dans la dactylographie corrigée d
Albertine disparue 250 pages, tronquant ainsi au deux tiers la fin de la Recherche. Si disparaissent d'Albertine disparue les doutes sur l'orientation sexuelle d' Albertine (puisque Proust la fait
mourir dans la dactylographie corrigée près de la Vivonne / de Melle Vinteuil), les réflexions sur le chagrin et l'oubli, la parution de l'article du narrateur dans le Figaro et la
rencontre de Gilberte chez les Germantes, il est impossible d'assurer une continuité avec le dernier volume Le Temps retrouvé. Mais hélas! telle est la réalité de l'état du texte et dans une
note à Céleste Marcel Proust écrit sans ambiguïté: " Barrez tout (sauf ce que nous avons laissé dans Albertine disparue)-jusqu' à mon arrivée avec ma mère à Venise. (XXI, 515). En
marge de la dactylographie retrouvée, il indiquera : "De 648 à 898, rien, j'ai tout ôté. Sautons sans transition au chapitre II 898."
Il fut très difficile pour une partie des lecteurs de Proust d'accepter
l'inachèvement du texte de la Recherché à ses deux tiers et certains critiques firent preuve d'ingéniosité - avec l'hypothèse que Proust avait retiré ces pages pour les publier indépendamment dans
Les Oeuvres libres par exemple.
D'autres proposèrent comme solutions de donner les deux versions une brève/ une longue ( comme l'a fait Nathalie Mauriac Dyer pour le Livre de poche classique) ou
encore une édition intégrale annotée avec signes diacritiques , qui fut le choix de Jean Milly.
Sans doute Marcel Proust aurait-il redistribué les éléments supprimés juste avant sa mort. D'aiilleurs sur "une envelope souillée de tisane" étudiée par Nathalie Mauriac (BMP 42,
1992) il avait esquissé un plan de remontage des passages biffés. Mais nous ne saurons jamais comment il aurait remanié les pages ôtées. Aujourd'hui, il faut éviter sans doute d'avoir l'Albertine
disparue de x ou La Fugitive d' y pour retrouver le texte de fuite que l'auteur Marcel Proust nous a laissé tout en nous prévenant que " dans ces grands livres-là, il y
a des parties qui n'ont eu le temps que d'être esquissées et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l'ampleur même du plan de
l'architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! " Et voyant l'heure je crois que cela risque aussi d 'être le cas pour ma contribution .
Conclusion
Cette communication, intitulée Proust and Co avait pour but de clarifier la portée les limites des collaborations diverses à l'oeuvre de Marcel Proust. Nous avons vu comment il s'en
affranchit en amont dès qu'il commence à rédiger La Recherche. Certes, il demandera ponctuellement des conseils à ses amis sur un nom, un couturier, un événement mondain, comme en témoignent ses
nombreuses lettres mais il n'y aura collaboration professionnelle et difficile, nous l'avons vu, qu'en aval après la publication du premier volume.
Je voudrais, pour terminer, souligner l'important travail de collaboration scientifique en cours qui permettra de donner des réponses objectives aux questions que pose encore la genèse d'A la
recherché du temps perdu. Il s'agit de l'édition intégrale des 75 cahiers du Contre Sainte-Beuve et d'À la recherche du temps perdu conservés au département des manuscrits de la BnF (NAF
16641-16702, NAF 18313-18325). Les éditions BREPOLS ont déjà publié le cahier 54 et le cahier 71 chacun en deux volumes: à un fac simile du cahier numérisé par la BNF et son descriptif
matériel s'ajoute la transcription diplomatique correspondante avec appareil critique et annotation historico génétique.
Contrairement à ce qu' on pourrait penser, il me semble que Proust aurait été ravi par les possibilités de l'écriture directe sur ordinateur.
Songez y…Possibilité de conserver toutes les versions successives d'un texte, plus d'intermédiaire entre l' auteur qui publie "online" et le
lecteur, passage direct du texte produit au texte consommé. Nul besoin de blanc, de marge, de mise en pages, d'épreuves… Et un blog pour recevoir immédiatement les réactions des lecteurs! Je
plaisante… mais à peine. Merci.
Elyane Dezon Jones
Washington University